, Il n'y a pourtant peut-être pas lieu de considérer que les deux thèmes sont exclusifs l'un de l'autre. Des commentateurs qui argumentent de manière persuasive en faveur du second, comme Maurice Clavelin ou Ernst Cassirer, n'ont pas manqué de reconnaître la prégnance textuelle du premier, et ils ont trouvé les moyens d'en rendre compte, par exemple en l'instituant comme le moment critique préalable d'un « retour au réel », rendu nécessaire par une situation historique de crise de l'intelligibilité 45 . Pour ma part, je pense que ce « moment » n'est pas appelé à disparaître, à la faveur de quelque tour de passe-passe dialectique, lorsqu'on en vient à réfléchir à ce que peut signifier chez Galilée le postulat de la rationalité du réel. Il est au contraire essentiel à cette interprétation et sert à circonscrire de manière très stricte son champ de validité et sa portée métaphysique. Tel que je le comprends, le rationalisme s'exprime chez Galilée dans la conjonction des trois thèses suivantes: 1) nous apprenons, dans les mathématiques pures, à reconnaître un mode d'implication entre des propositions qui est absolument certain et univoque, et en comparaison duquel toutes les autres spéculations humaines apparaissent comme de faux savoirs 46 2) Contra Aristote, il n'y a rien dans la nature qui soit essentiellement indéterminé. Il n'y a pas deux ordres de vérités, l'une pour les mathématiques l'autre pour la physique, mais un seul qui est commun aux deux. Donc, ce qui vaut dans l'abstrait (dans les mathématiques) doit valoir aussi dans le concret (dans le physique), ce qui revient à dire que les mathématiques ont une pertinence ontique ou, métaphoriquement, que la nature est écrite dans le langage des mathématiques 47 . La discordance fréquente du concret et de l'abstrait n'est pas un fait ontologique mais un fait épistémique 48 , une conséquence de ce que l'entendement humain ne peut pas saisir dans leur totalité l'ensemble des innombrables processus exacts qui déterminent les phénomènes naturels à être ce qu'ils sont. 3) En conséquence des deux thèses précédentes, on peut définir la tâche du physicien de la manière suivante : trouver une manière de présenter les phénomènes, qui rende manifestes les relations d'implication nécessaires dans lesquelles ils se trouvent de facto engagés, de Galilée: le sentiment que l'entendement humain s'affronte à une nature rebelle, prodigue sans mesure, qui de toute part l'excède. Du côté de la rationalité du réel, il y aurait maintenant rien moins que les prémisses de l'idéalisme moderne: la conviction que l'esprit humain, aidé des mathématiques, est capable d'anticiper sur la réalité qui lui est donnée, en prédire le comportement et formuler des lois à portée universelle, pp.390-408

, Cf. texte cité supra, p.24

L. Est, écrit dans la langue mathématique" (EN VI, 232), vol.20

. Cf, . Dialogue, . En, and . Vii, ni dans la géométrie ni dans la physique, elles sont dans le calculateur qui ne sait pas faire les comptes justes". et ceci réclame l'ensemble des processus concrets caractéristiques de la science galiléenne, l'observation attentive d'abord, mais aussi la mesure, la recherche de variations concomitantes, l'abstraction et l'idéalisation, la représentation symbolique, la constitution de modèles, etc. Chacun séparément ou tous ensemble, selon la nature et la complexité de l'effet considéré, contribuent à cette homogénéisation du réel au rationnel. Dans toute cette affaire ce qui est postulé n'est donc rien d'autre ou rien de plus que l'univocité de la vérité: dans les mathématiques comme dans la physique il n'y a qu'un seul mode d'implication rationnelle. Ce n'est certes pas une thèse anodine, mais ce n'est pas non plus une thèse idéaliste. Ce qu'elle indique avant tout est l'existence d'un nouveau critère, plus exigent, de l'intelligibilité physique, un critère dont l'imposition signifie aussi que la science physique sera plus rare, plus ponctuelle, la connaissance moins aisément totalisable ou subsumable sous l'unité d'un principe constituant ou d'un fondement ultime, Fréreux, 222 :" ce qui arrrive dans le concret arrive de la même façon dans l'abstrait; quelle grande nouveauté ce serait que les comptes et les calculs faits sur de nombres abstraits ne puissent ensuite dans le concret correspondre aux monnaies d'or et d'argent et aux marchandises. (?) Les erreurs ne sont donc ni dans l'abstrait ni dans le concret, pp.233-237

, Il ne dit pas non plus que l'homme est capable, via la géométrie, de s'élever au point de vue de Dieu dans la constitution du monde. Galilée de ce point de vue est très loin des spéculations de Kepler : on ne lira rien chez lui sur le caractère co-éternel et incréé des mathématiques, rien sur l'idée qu'on connaîtrait Dieu, voire le palperait, via la géométrie. Il n'y a pas non plus à ses yeux de dignité ou de perfection intrinsèque des « objets » de la mathématique humaine. Les figures et les nombres qui nous servent à rapporter la complexité des phénomènes à des relations plus simples, plus aisément manipulables, ne valent que par l'intelligibilité qu'ils permettent. Ce ne sont pas des archétypes qu'il faudrait hypostasier sous les objets qu'ils permettent de décrire, Galilée n'affirme pas que l'esprit humain ou la mathématique dont il est virtuellement porteur est en puissance de restitution universelle de tous les effets naturels

, La distance évidente qui sépare Galilée et Kepler sur l'ensemble de ces points me conduit à accueillir avec une certaine réticence les thèses avancées par Jean-Luc Marion dans les quelques pages saisissantes qu'il consacre à Galilée dans son ouvrage Sur la théologie blanche de Descartes

, Mathématique de part en part, il devient essentiellement accessible à l'homme qui, en vertu de l'univocité de la vérité mathématique, ne perçoit pas ces vérités autrement que Dieu lui-même ne le fait. Ainsi, "la géométrisation du monde créé se paie d'une mathématisation de l'essence de Dieu" (p. 190) qui, aux yeux de Marion, revient à rien moins que sa dé-divinisation : l'homme, armé des mathématiques étant désormais en position de décider lui-même de ce qui constitue l'essence du divin et partant de ce que fut son intention propre dans la Création. C'est ainsi que l'homme peut devenir le centre de gravité de l'univocité, la création elle-même obéissant à son art architectonique. Comme l'écrit Kepler dans le Mysterium cosmographicum " Dieu, à la manière d'un de nos architectes, a procédé à la construction du monde par ordre et norme ayant mesuré chaque chose de telle façon qu'il semble non que l'art imite la nature, mais que Dieu lui-même regardait par avance l'art de construire de l'homme à venir, Marion présente d'abord la position képlerienne comme fondatrice d'une théologie de l'univocité inspirée des exigences de la science -théologie pour laquelle il n'a pas de mots assez durs -elle est non seulement "dérisoire" mais aussi "barbare" et "idolâtre