, en un sens qui va bien au-delà de ce qu'on entend habituellement par le terme d'intertextualité. Si le long compagnonnage d'Aragon avec Pouchkine a débouché sur une traduction "inachevée", sans doute faut-il l'attribuer au caractère "démesuré à la durée d'une vie" 53 de l'entreprise que représente la traduction d'Eugène Onéguine. Ce qu'il reste de Pouchkine dans l'oeuvre est considérable, Il faut donc à la lumière de ces réflexions considérer la traduction comme partie intégrante du laboratoire de l'écriture

, 54 Mais Maïakovski semble avoir opposé à Aragon traducteur une résistance autre, et son inscription dans l'oeuvre, quoique récurrente et parfaitement explicite, comporte peut-être une part plus obscure, plus oblique, qui tient à l'incorporation à la chair même de l'écriture de la leçon maïakovskienne. Il serait donc intéressant d'interroger chez les écrivains-traducteurs la paradoxale fécondité de l'"échec à traduire" : on peut en effet imaginer que parvenir à traduire un auteur permette de liquider l'héritage d'une relation, Onéguine, et nous renvoyons ici encore à Léon Robel dont les études sur l'héritage pouchkinien sont décisives

, Reste à indiquer, pour clore cette trop courte analyse des rapports entre traduction et création chez Aragon, une piste stimulante dont seul un spécialiste de l'ukrainien pourrait évaluer la validité en effectuant une étude comparée de la phrase de Ianovski et de celle d'Aragon dans La Semaine sainte, roman dont l'écriture est immédiatement contemporaine de la révision de la traduction de l'auteur ukrainien, vol.55

, La Semaine sainte que la phrase romanesque d'Aragon se mette à "dériver", la dérive étant basée sur un mode paratactique de composition qui abolit toute hiérarchisation entre les propositions, la notion de "centre

, Voilà dix ans que par à-coups, Aragon s'essaye à imiter le ton pouchkinien, la strophe de quatorze vers, employée tout au long d'Eugène Onéguine. Il a risqué de publier dans cette anthologie vingt-trois strophes, pour savoir si cela vaut ou non la peine de continuer un travail démesuré à la durée d'une vie, Selon les termes du commentaire accompagnant dans Les Lettres françaises, la parution de l'anthologie dans laquelle figurent les fragments d, p.1644

. Robel, Aragon et Pouchkine : de la genèse du Roman inachevé, Recherches croisées, vol.3, pp.23-25, 1991.

. Robel, La langue et la culture russes comme générateurs d'un roman français: La Mise à mort d'Aragon, Almuth Grésillon (dir.), De la genèse du texte littéraire (Tusson: Éditions du Lérot, pp.169-183, 1988.

, On se souvient qu'Elsa Triolet regrettait que cette révision vienne concurrencer ou parasiter l'écriture du roman

. L'amour,-c'est-d'abord-sortir-de-soi-même, Savoir aimer" dans lequel, déplorant la sécheresse des censeurs du monde littéraire, il en appelle à une critique qui soit avant tout "pédagogie de l'enthousiasme". 59 Présentant dans cet article les oeuvres qui l'ont enflammé, il évoque, parmi de jeunes auteurs français, un roman kazakh, un roman tchèque, et la Djamilia d'Aïtmatov, cette histoire d'amour kirghize qu'il était d'une "telle urgence" de faire connaître en France qu'il en a assuré la traduction du russe

, On a le droit d'épouser les textes lorsqu'ils nous envahissent

, Cocteau à l'auteur du Roman inachevé qui lui avouait qu'un des vers en était traduit de

, 61 dans une formule qui soulève tout juste le voile sur la fécondité des "épousailles" entre un auteur et son traducteur, en donnant un aperçu de la richesse des échanges intersubjectifs à l'oeuvre dans l'intimité de la relation avec le texte étranger, échanges qui rendent parfois difficile de "démêler le tien du mien, Pouchkine. 60 Meschonnic estimait quant à lui qu'"on est traduit par ce qu'on traduit

, Maïakovski a pu ensemencer son oeuvre, trouvant d'autres moyens pour se dire que celui du transfert en français, dans le deuil de la forme tangible, superbe et irrévocable d'une traduction définitive

, Aragon les moyens de mettre en crise une conception normative du français, lui ait également offert un outil de sortie de soi sur le plan linguistique. C'est là, selon Jacqueline Risset, une des fonctions possibles de la traduction

. Aragon, Savoir aimer, Mercure de France/Les Lettres Françaises, vol.768, p.110, 1959.

C. Aragon and E. Sur-le-musée-de-dresde, , 1957.

. Meschonnic, , p.361

. Risset, Traduction et mémoire poétique, p.87

, français: son activité de traducteur se cantonnant désormais à des essais de traduction partiels, à la volée, de bribes de textes intercalées dans la chair même de ses romans (Shakespeare surtout, mais aussi Pouchkine, Hölderlin, Cummings?), ces exercices de traduction-commentaire seront l'occasion systématique d'une ouverture lyrique basée sur un usage non normé du français, que le passage par la langue étrangère semble à la fois autoriser, encourager et exiger. Les traductions qu'Aragon propose ainsi dans son oeuvre tardive, intégrées à la trame romanesque

, entre appropriation via la revendication d'une lecture personnelle des textes pris dans l'orbite des romans auxquels ils s'intègrent, et mise en scène de leur résistance à se laisser domestiquer, acclimater, transporter. Apparaît enfin une nouvelle conception de la traduction qui, au lieu de prétendre délivrer la vérité impérieuse d'un texte destiné à faire autorité, préfère proposer des ébauches, des essais, présentés d'emblée comme relatifs, subjectifs, historiquement déterminés et situés, S'institue alors un nouveau rapport à l'étranger

L. E. Johanne and . Ray,

U. Cerilac and . Paris,